Le naufrage
abkhaze
Par Laurent Borredon
Depuis 1992, cette
région du Caucase vit une situation d'indépendance. Mais l'indépendance s'est
rapidement transformée en une catastrophe humaine et économique. La paix
est-elle possible dans la situation troublée en vigueur dans la région ?
En 1992, l'Abkhazie, région autonome de Géorgie (516 000 habitants en 1993, 8660
km²), déclare son indépendance, dans la foulée de celle de son Etat tutélaire,
la Géorgie. Aujourd'hui, après avoir été une pionnière de la décomposition du
Caucase, l'Abkhazie pourrait être le symbole de l'anarchie qui menace de
s'imposer tant en Russie que dans les nouvelles républiques indépendantes. En
effet, sa situation concentre une bonne partie des maux qui touchent la région:
conflits ethniques, politique russe absurde, inaction occidentale.
Une indépendance rapide
C'est donc en août 1992, moins d'un an après l'indépendance de la Géorgie, que
les Abkhazes déclarent leur indépendance, forts du soutien russe. S'engage alors
une guerre d'indépendance qui dure plus d'un an sous sa forme active. Les forces
abkhazes dirigées par Vladislav Ardzinba mettent rapidement les troupes
géorgiennes en échec. Les Russes forment les rebelles et les approvisionnent en
armes.
En septembre 1993, un cessez-le-feu met fin au conflit ouvert. L'Abkhazie peut
alors croire son pari gagné: la quasi-totalité du territoire est sous son
contrôle et la frontière avec la Géorgie est bouclée par les forces de la
Mission de l'ONU en Géorgie (MONUG), à dominante russe. Mais la guerre a fait
environ 7000 morts et surtout occasionné le départ de 250 000 réfugiés géorgiens.
Qu'est-ce qu'un Abkhaze ?
Car bien-sûr, à l'origine l'Abkhazie n'est pas homogène " ethniquement ". Elle
se trouve même dans une situation originale puisque les Abkhazes musulmans sont
très nettement minoritaires. Ils ne constituent que 20% de la population du
territoire. Ce sont en fait les Géorgiens qui sont majoritaires en 1992, l'autre
grande minorité notable étant les Russes (autour de 20%). L'Abkhazie est une
région profondément riche et multiculturelle.
Très symbolique historiquement pour les Géorgiens - le premier Royaume
d'Abkhazie au IXè siècle a constitué le noyau de l'Etat national géorgien- elle
ne l'est pas moins pour les Abkhazes qui sont les derniers montagnards du
Caucase à être vaincus par les Russes en 1864. La présence russe les repousse
alors du nord vers le sud, modifiant la composition traditionnelle du pays (Géorgiens
sur la côte, Musulmans dans les montagnes).
Son microclimat subtropical en fait la destination privilégiée des classes
dirigeantes russes puis soviétiques et, parallèlement, de tous les rejetés de la
zone mer Noire-Caucase (Arméniens, Turcs…). Cette situation crée dès lors un
sentiment d'appartenance sinon chez l'ensemble des Russes, au moins chez leurs
dirigeants. Et, paradoxalement chez nombre d'Abkhazes eux-même la Russie semble
plus proche que la Géorgie, comme en témoigne l'appel des intellectuels abkhazes
à un rattachement à la RSFR en 1978, souvent mis en avant par les dirigeants
actuels, dans le but de flatter le Kremlin
[1].
La politique russe du " balancier "
La stratégie russe est donc, ici comme ailleurs, difficile à cerner car complexe.
Elle mélange des déterminants qui tiennent de l'inconscient collectif à de la
politique purement pragmatique. La première réaction est un soutien aux rebelles,
ayant pour but d'affaiblir la jeune république géorgienne, d'autant plus que
l'oléoduc Bakou-Supsa fait concurrence aux projets russes. Cette politique n'est
par ailleurs pas dépourvue d'arrière-pensées expansionnistes: à Moscou certains
imaginent déjà un retour au bercail de l'Abkhazie. La présence de troupes russes
est ainsi avérée dès septembre 1992 mais couverte par l'ONU et par un premier
accord avec la Géorgie le 8 septembre. En fait, un rapport du Secrétariat
Général de l'ONU dénonce même le soutien russe aux rebelles en janvier 1993,
alors qu'un cessez-le-feu devant entraîner le retrait des troupes russes a été
signé en novembre.
La stabilisation de la situation à la fin 1993, la création de la MONUG
entérinent les positions de l'armée russe au sud du pays. Les premières
négociations commencent en janvier 1994, à Genève. En réalité, la situation est
à ce moment-là gelée, en grande partie sous l'influence des Russes qui voient
dans l'Abkhazie un moyen de pression incomparable sur la Géorgie. C'est le
déclenchement de la première guerre russo-tchétchène fin 1994, qui change la
donne. La Géorgie dispose d'un nouvel atout: sa frontière commune avec la
Tchétchénie. De plus, la présence de volontaires abkhazes aux cotés des
combattants tchétchènes, le soutien abkhaze à la Confédération des Peuples
Montagnards font réfléchir le pouvoir russe. Le président Chevarnadze multiplie
en 1995 les appels du pied à Moscou. En visite à Paris en janvier, il évoque
l'échange de la liberté d'action géorgienne en Abkhazie contre l'autorisation de
l'installation de bases russes en Géorgie
[2]. Puis en novembre, il demande
l'aide russe contre les rebelles abkhazes. La première conséquence de cette
nouvelle guerre dans le Caucase est la condamnation officielle des séparatistes
et la confirmation du principe de l'intégrité territoriale de la Géorgie par le
Conseil de Sécurité de l'ONU. Mais la principale est le soutien russe au décret
géorgien sur la fermeture des frontières du 31 janvier 1996. Concrètement, la
CEI déclare un embargo sur l'Abkhazie, sous contrôle de la Russie. Le décret,
que les Géorgiens n'auraient pu appliquer, se trouve ainsi mis en pratique par
l'armée russe. L'Abkhazie est désormais coupée du monde.
Le piétinement des négociations
Le cessez-le-feu de septembre 1993, s'il stabilise le front et permet
d'envisager des négociations, ne met pas fin aux hostilités. De sérieux
accrochages ont notamment eu lieu en 1998. Toutefois, depuis 1994, Géorgiens et
Abkhazes négocient, de manière chaotique il est vrai. D'un coté, les Géorgiens
souhaitent la reconnaissance de leur intégrité territoriale et le retour des
réfugiés chez eux; de l'autre, les Abkhazes ne semblent pas vouloir faire de
concessions sur le problème de leur indépendance, malgré les pressions
internationales. En fait, la reconnaissance de l'intégrité territoriale n'ayant
pas directement de conséquences pratiques, les négociations se heurtent
essentiellement au problème des réfugiés.
Cette question est primordiale. En effet, un retour des réfugiés géorgiens
entraînerait très certainement la fin de l'actuelle domination démographique
abkhaze, ce qui en explique l'importance pour les uns et le blocage fait par les
autres. Ainsi, en janvier 1994, l'ONU crée une commission sur le sujet, sans
pour autant arriver à débloquer la situation. Le problème devient alors de plus
en plus pressant pour les autorités géorgiennes, les 250 000 réfugiés - ou 150
000, selon les sources- créant une pénurie de logements. Un début de règlement,
en 1999, a permis le retour de 50 000 personnes de janvier en mars, ce qui reste
très peu quand on sait que le total des réfugiés venant d'Abkhazie (Géorgiens,
Abkhazes, etc.…) s'élève aux environs de 400 000 personnes. De plus, ce problème
est lié aux accusations de nettoyage ethnique contre les séparatistes.
L'accusation de violation des droits de l'homme apparaît dès le rapport de
janvier 1993 (op. cit.), à la suite duquel une mission d'enquête est formée. En
mars 1995, la Géorgie et le HCR dénoncent un nettoyage ethnique en Abkhazie.
Suivent des rapports, des commissions mais jamais d'action concrète…
Sur le plan purement politique, les choses n'ont pas réellement avancé depuis
1993. Les dirigeants abkhazes organisent des consultations électorales
condamnées par la communauté internationale, telles que les élections
législatives de novembre 1996, ou les présidentielles d'octobre 1999 qui voient
la victoire de V.Ardzinba (candidat unique). Auparavant, une constitution
constituant l'Abkhazie en " Etat démocratique et souverain " a été proclamée en
novembre 1994. Enfin, en octobre 1999, un referendum a établi une nouvelle
constitution. A Tbilissi, le gouvernement propose des projets de fédération
incluant Abkhazie, Adjarie, Ossétie du sud qui ont peu d'échos à Soukhoumi.
L'Abkhazie est donc un Etat-fantôme condamné par les puissances comme par l'ONU.
Mais les Géorgiens, dont les droits ont toujours été reconnus, n'ont pas les
moyens pratiques de prendre un autre chemin que celui de la négociation.
De sombres perspectives
L'Abkhazie est donc dans l'impasse. La grande majorité de ses ressortissants
sont réfugiés en Géorgie, en Russie, en Turquie…. Les gouvernements de Tbilissi
et Soukhoumi se renvoient les accusations d'exactions, d'agressions; ils se
disputent bien-sûr aussi l'ancienneté de leur présence sur le territoire. Les
Abkhazes exercent un lobbying actif, surtout à Moscou, pour se faire accepter de
la Communauté internationale et pour faire cesser le blocus économique. Mais les
appels solennels lancés par le Parlement abkhaze restent sans effets. Car le
gouvernement géorgien maintient une forte pression sur Moscou, ce qui tue dans
l'œuf toute velléité de lever l'embargo
[3]. L'audience géorgienne auprès
des pays occidentaux est encore renforcée par l'adhésion de la Géorgie à l'OSCE
(26 mars 1999). Au contraire, l'intransigeance abkhaze, sa politique dans le
domaine des réfugiés ne sont pas de nature à modifier la position de l'ONU ou
des gouvernements russe et européens.
Pourtant la paix, pour les uns comme pour les autres, est plus que jamais une
nécessité. Le développement de la Géorgie dépend de sa stabilité politique, la
Russie n'a plus réellement les moyens de stationner des troupes et les habitants
de l'Abkhazie sont dans le dénuement le plus complet.
[1] Voir en particulier le site
officiel de la République d'Abkhazie (http:
// www.apsny.org), dans lequel cet appel est évoqué plusieurs fois.
[2] Le Monde, 19 janvier
1995
[3] Ainsi en septembre 1999 la
Douma manifeste la volonté de réouvrir la frontière nord du pays mais doit
reculer devant les protestations de la Géorgie.