Ce que dissimule la révolution de velours
Par Dmitri Rogozine, président du Comité international de la Douma
"Toute comparaison est boiteuse". Cet axiome est parfaitement applicable à la définition de "révolution de velours" donnée par certains observateurs ayant assisté au remplacement de la direction politique en Géorgie, probablement par analogie à la chute sans effusion de sang des régimes communistes en Europe de l'Est. Toutefois, les schémas politiques élaborés sur la base d'une expérience historique et appliqués en un autre lieu ont parfois l'aspect d'une farce.
Les circonstances des derniers bouleversements en Géorgie se distinguent du divorce des provinces de l'ancienne Tchécoslovaquie, par exemple, et la définition de "révolution de velours" ne peut certainement pas s'appliquer aux événements de Tbilissi que les politiques géorgiens eux-mêmes se sont empressés de qualifier de "révolutionnaires".
A la différence de la Tchécoslovaquie, la Géorgie est située à l'intersection stratégique de voies reliant l'Europe aux régions pétrolifères d'Asie, et ses anciens dirigeants entendaient bien tirer de cette situation géographique un avantage maximum. Cependant, toutes les manoeuvres entreprises par Edouard Chevardnadze entre les centres de force politique en vue de convertir la situation géographique de la Géorgie en succès économique n'ont pas abouti. Qui plus est, les courbettes diplomatiques faites devant Washington n'ont fait que porter préjudice aux autres axes de la politique étrangère. C'est la raison pour laquelle la démission d'Edouard Chevardnadze a été accueillie dans l'allégresse par les gens.
Toutefois, maintenant que la fête est terminée et que la fumée des feux d'artifice est dissipée, on voit réapparaître les contours des anciens problèmes. En Géorgie, c'est tout d'abord l'économie en pleine déliquescence et aussi ce mal congénital qu'est le séparatisme. Au moins deux de ses territoires nationaux sont avides d'indépendance vis-à-vis du régime instable de Tbilissi et prêts à défendre leur choix les armes à la main. Quoi qu'il en soit, même dans cette situation l'état d'esprit émotionnel avec lequel les politiques géorgiens veulent surmonter les malheurs devant lesquels l'ancien président s'est montré impuissant est assurément un mauvais guide pour l'action et en réalité il ne peut qu'exacerber les problèmes. C'est alors que les allusions à la "révolution de velours" révéleront toute leur inconsistance et que la Géorgie rappellera non pas la Tchécoslovaquie mais la Yougoslavie. Rappelons ici que le remplacement démocratique du leader de la Yougoslavie, Slobodan Milosevic, par Vojislav Kostunica en 2000 n'avait fait qu'attiser les visées séparatistes du Montenegro et l'Occident n'avait plus eu rien d'autre à faire que de s'incliner devant la volonté de son président, Milo Djukanovic. Il convient également de relever qu'il ne faut avoir aucun doute sur la volonté des dirigeants de ces territoires nationaux que sont l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud de légaliser leur indépendance qui existe déjà de facto.
En outre, il ne faut pas perdre de vue que l'opposition victorieuse ne représente pas toute la palette des forces politiques en présence en Géorgie. Les politiques chassés de ce pays ou qui l'ont quitté pour échapper aux persécutions sont exclus du processus politique. Depuis dix ans plus de 300.000 Géorgiens se sont installés en Russie. Il est indubitable que la plupart des politiques géorgiens jugent positivement la démission d'Edouard Chevardnadze, mais ils ne sont pas moins nombreux à douter de la justesse de la politique proposée à ce jour par les opposants arrivés au pouvoir à Tbilissi. Or, pour que des réformes démocratiques s'avèrent opérantes et irréversibles, elles doivent obligatoirement être décidées et réalisées compte tenu de la totalité des avis politiques.
C'est indéniable, on ne peut que se féliciter du désir de Washington de concourir activement au processus politique en Géorgie. Cependant, le crédit de confiance dont jouissent les Etats-Unis en qualité de pionnier et de diffuseur des valeurs démocratiques s'effiloche au fur et à mesure de leurs échecs en politique étrangère. Cela est valable pour la Yougoslavie, où aucune résolution du Conseil de sécurité de l'ONU n'a été appliquée, pour l'Afghanistan, où le contrôle américain ne s'étend pas au-delà des cités militaires, pour l'Irak, qui depuis le renversement du régime laïc de Saddam Hussein est presque devenu le maillon le plus faible dans le monde islamique. On comprend alors pourquoi la Russie s'interroge sur l'efficacité des tentatives faites par les Etats-Unis pour prêter un concours individuel à l'installation du pouvoir en Géorgie.
La Russie souhaite plus que quiconque que l'activité de la nouvelle direction géorgienne soit couronnée de succès. Pour nous il importe que cet Etat surmonte le plus vite possible les difficultés de la période post-soviétique, contrôle la totalité de son territoire, mette un terme à l'activité des bandes armées illégales et des groupes terroristes qui s'y trouvent et acquiert la réputation d'un partenaire économique ponctuel. La Géorgie est notre voisin au Caucase et nous sommes disposés à tout mettre en action pour l'aider à atteindre cet objectif.
Pour avancer dans cette voie un soutien international large et sincère est indispensable, mais il doit être exempt de toute visée égoïste de sponsors politiques. Il faut bien avoir à l'esprit que les égarements au sujet de la politique caucasienne "de velours", l'ignorance des réalités politiques au Caucase et les erreurs pourraient en dernière analyse précipiter l'effondrement de l'Etat géorgien et provoquer un nouvel affrontement fratricide.
28.11.2003 RIA Novosti.